Réflexion personnelle: Entre éthique et performance dans l’économie de l’attention
Ecrit le 24 mars 2025
En tant qu’entrepreneur dans la création de contenus vidéo pour Instagram et TikTok, je vis chaque jour au cœur de l’économie de l’attention. Mon travail consiste à concevoir des vidéos capables de captiver en quelques secondes des audiences ultra-sollicitées. À force de jongler avec les codes de ces plateformes, j’ai appris à en comprendre les ressorts psychologiques et techniques… mais aussi les dérives. Car derrière chaque vue, chaque seconde gagnée, se joue une bataille silencieuse pour capter, parfois manipuler, l’attention humaine. Cet article est né d’un besoin personnel : mieux comprendre ce système dont je suis acteur, et réfléchir à une manière plus responsable de l’habiter.
La chercheuse Gloria Mark a démontré qu’en vingt ans, le temps moyen de concentration sur écran est passé de 2 min 30 à moins de 47 secondes. Chez les jeunes, le multitâche numérique et les notifications constantes amplifient la fragmentation de l’attention, entraînant des difficultés de concentration et une baisse de l’attention sélective.
Les réseaux sociaux accentuent cette pression : les formats ultra-courts, les algorithmes de recommandation et les flux infinis sollicitent en permanence notre cerveau, dopant la dopamine à chaque interaction. Chaque like, chaque vidéo captée agit comme une micro-récompense. C’est ce mécanisme neuropsychologique qui alimente l’addiction numérique et rend si difficile la déconnexion.
Cette attention, aussi volatile soit-elle, est devenue un produit à haute valeur commerciale. Les plateformes captent notre temps pour le transformer en revenus publicitaires. YouTube, Meta ou TikTok génèrent des milliards en plaçant des publicités dans nos flux, alimentées par les données que nous fournissons en scrollant.
Dans ce modèle, les créateurs de contenu comme moi sont les artisans de cette captation. Nous concevons des vidéos calibrées pour retenir le regard quelques secondes de plus. Cela permet de générer de l’engagement pour nos clients, de vendre des produits, ou de renforcer des communautés.
Oui, je reconnais la puissance des outils numériques pour créer de l’impact et fédérer des audiences. Mais je m’interroge aussi sur les limites éthiques de cette quête de l’attention. Quand capter devient capter à tout prix, que reste-t-il de notre liberté d’attention ? Des études montrent des liens entre usage intensif des réseaux sociaux et troubles anxieux, dépression ou baisse de l’estime de soi, surtout chez les jeunes.
Je me trouve donc dans une posture ambivalente : acteur de ce système, mais aussi lucide sur ses effets. J’essaie de concilier efficacité marketing et responsabilité, en créant des contenus qui informent, divertissent sans manipuler, qui captent l’attention sans la consumer.
Pour ma part, j’essaie, quand le projet le permet, de proposer des vidéos plus lentes, moins dans la surenchère du concept ou du choc visuel, mais qui restent captivantes, parlent aux gens, et apportent de la visibilité réelle à l’entreprise. C’est un pari plus risqué, mais aussi plus durable. Avec certains clients de Kprod, j’ai pu expérimenter ce type de contenu : des formats plus posés, plus narratifs, qui prennent le temps de raconter – toujours en accord avec le client, bien sûr. Et ça fonctionne : l’attention peut aussi se gagner par la justesse, pas seulement par la vitesse.
Mais je ne suis pas naïf. Lorsque le brief est orienté vers la performance pure, j’utilise aussi les leviers psychologiques de l’économie de l’attention, de façon consciente et assumée. C’est par exemple le cas avec le contenu que nous créons pour Drinkfest. Là, nous faisons le choix délibéré d’utiliser des accroches visuelles très fortes, des séquences rythmées, des éléments surprenants – tout ce qui peut happer l’attention en quelques secondes. L’objectif est clair : booster les vues, faire connaître nos canettes, vendre. Mais ce n’est pas uniquement une stratégie de conversion. Les vidéos Drinkfest ont aussi pour ambition de divertir, de faire rire, de faire passer un bon moment à celui ou celle qui les regarde. Pas de matraquage, pas de manipulation gratuite : une dose de fun, une esthétique forte, et un message simple. L’équilibre est subtil, mais je crois qu’il est possible.
C’est là que se joue, selon moi, l’avenir de notre métier : réussir à capter l’attention sans la trahir, à séduire sans manipuler, à marquer les esprits sans les épuiser. Je n’ai pas toutes les réponses, mais je continue à chercher cet équilibre vidéo après vidéo.
Sources utilisées pour écrire cet article :
• Cardoso-Leite, P., Klados, M., Huertas, F., Vandewalle, G., & Bavelier, D. (2021). Media multitasking and its impact on attention, working memory, and academic performance: A literature review. PLOS ONE, 16(7), e0253952. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0253952
• Mark, G. (2023). Attention Span: A Groundbreaking Way to Restore Balance, Happiness and Productivity. Hanover Square Press.
• Lembke, A. (2021). Dopamine Nation: Finding Balance in the Age of Indulgence. Dutton.
• U.S. Surgeon General. (2023). Social Media and Youth Mental Health: The U.S. Surgeon General’s Advisory. U.S. Department of Health & Human Services. https://www.hhs.gov/sites/default/files/sg-youth-mental-health-social-media-advisory.pdf
• Harris, T., & Center for Humane Technology. (n.d.). The Problem. https://www.humanetech.com/problem
• Zuboff, S. (2019). The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power. PublicAffairs.
• Patino, B. (2019). La civilisation du poisson rouge: Petit traité sur le marché de l’attention. Grasset.
• TF1 Info. (2023, septembre). Pourquoi notre attention diminue-t-elle ? https://www.tf1info.fr
• Statista. (2023). Share of consumers influenced by social media when making purchasing decisions. https://www.statista.com
• The Guardian. (2020). How TikTok holds our attention like no app in history. https://www.theguardian.com